Seuil / Roman noir - Mars 2011
Tags : Roman noir Polar social Polar militant Psychologie Quidam France Années 2000 Entre 250 et 400 pages
Publié le : 10 avril 2011
Nous sommes en mars 2009, du côté de Valence, dans un centre d'appel, une plateforme, dédiée au service après-vente d'un opérateur de téléphonie. Là, Carole Matthieu officie en tant que médecin du travail et elle à fort à faire. La concurrence fait rage et ce sont les salariés qui en paient le prix.
Ce soir-là, elle reçoit un de ses patients, Vincent Fournier, ancien cadre de l'entreprise reconverti en simple opérateur et en proie à diverses pathologies toutes liées à ses conditions de travail. Vincent est au bout du rouleau ; il a déjà fait au moins une tentative de suicide. Pourtant, ce n'est pas lui qui aura le geste fatal, c'est Carole Matthieu. Comme une manière d'abréger ses souffrances…
Les Visages Écrasés est un roman choc. Dès l'entrée en matière, on est confronté à la violence du monde du travail en général, et particulièrement à celle subie par les salariés de ce plateau téléphonique décentralisé. L'écriture est sèche, violente elle aussi, urgente, parce qu'il est temps de dire ce qui se passe derrière ces murs.
Chacun d'entre vous a entendu parler de cette vague de suicides qu'a connu l'opérateur France Telecom ces dernières années. Vous avez entendu des chiffres, suivi des polémiques, lu des articles, vu peut-être quelques reportages d'information. Avec ce roman, vous allez pénétrer au cœur du malaise, appréhender comment une entreprise peut détruire ses propres salariés, et ce ne sera pas un voyage facile…
On savait Marin Ledun passionné par le sujet du monde du travail, on découvre ici une colère qui l'accompagne et qu'il transmet au personnage de Carole Matthieu, petite croix rouge sans réels pouvoirs face aux assauts répétés d'une hiérarchie sous pression. La tension est présente tout au long du récit, et c'est comme un cri qui se prolonge sur un peu plus de trois cents pages. Un cri de rage, de douleur aussi…
Marin Ledun montre les mécanismes mis en œuvre à travers le cas de quelques salariés de l'entreprise et la description des conséquences sur leur comportement, sur leur vie.
Pour ça, il fait d'entrée de Carole Matthieu — elle qui est censée soigner — l'assassin d'un de ses patients. Ainsi, ça n'est pas à un suicide auquel on assiste, mais à un meurtre, sur le lieu même du travail. La différence, infime, étant qu'arrive alors la police sous la forme d'un inspecteur chargé de déterminer qui est coupable. Mais le (la) coupable, on le (la) connaît. Ce sera pour lui l'occasion de se confronter à Carole qui elle, de son côté, ne cherche qu'à mettre en lumière les responsabilités.
Marin Ledun joue sur cette opposition entre culpabilité et responsabilité pour mener son récit. N'empêche qu'au bout du compte, la médecine, fût-elle du travail, ne peut pas grand-chose face aux bulldozers du management et qu'elle est souvent bien seule pour les affronter. La souffrance au travail concerne bien peu les syndicats, pas beaucoup plus les CHSCT (comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail).
Carole est déterminée, farouchement, mais aussi fragile, fragilisée, elle-même soumise à une pression qui voudrait la maintenir dans la banalité des visites annuelles obligatoires. Elle marche aux cachetons autant qu'à l'affectif dans une tension permanente. Elle ira cependant jusqu'au bout, quand bien même ce "bout" se situerait trop loin pour elle, loin de tout, loin des autres…
Les Visages Écrasés s'installe au cœur du malheur, quand tout est allé trop loin. C'est une plongée brutale et dérangeante dans une réalité concrète qui fait mal. Mais même si sont retracés sur plusieurs années les mécanismes de destruction, une scène montre à elle seule où se situe le début du dérapage. Je vous la livre telle quelle (ou presque) :
Je longe la salle principale, portes grandes ouvertes. Les téléphones sonnent jusqu'à la nausée. Je jette un coup d'œil de biais (…).
Le poste occupé le plus proche du couloir est tenu par un homme d'une trentaine d'années (…). Il est en train de vendre une offre Internet. Au son de sa voix, je devine que son interlocuteur est une femme. Il sourit par intermittence, mais pas comme on le fait d'une personne dont on se moquerait. Le numéro de charme du vendeur. Ou une cliente à la voix chaleureuse et douce. Peut-être même aimable (…).
L'employé a l'air content de lui. De lui, de son travail, mais pas seulement. Je pressens quelque chose de plus subtil. Une sorte de connivence entre lui et la personne au bout du fil. Aux questions, ses réponses se font patientes et calmes. Il fait de son mieux, non pas pour placer son produit mais pour renseigner la cliente (…).
Les secondes s'égrènent.
Un tic lui parcours le visage. Le cadran de son chronomètre indique qu'il a dépassé de près d'une minute le temps réglementaire. Il continue de sourire, mais le timbre de sa voix trahit la contrariété. La magie est rompue. Un signal lumineux apparaît sur son écran (…).
Trois minutes, pas une seconde de plus.
Le signal lumineux augmente d'un cran, une fenêtre orange se dessine au milieu de l'écran comme un avertissement. L'employé s'excuse auprès de sa cliente. À présent, il la presse de faire son choix. Le ton de cette dernière a dû virer à l'aigre parce que les traits du jeune homme se crispent. Finalement la communication s'interrompt sans que l'affaire ait été conclue. Il se laisse aller contre le dossier de son siège (…).
J'ai fait tout mon possible.
Mais ça n'a pas suffi.
Au fond, voilà où mène la politique du chiffre, de la rentabilité. Cet homme-là n'aurait voulu que bien faire son travail. Une tête d'œuf, quelque part dans un bureau vitré, a conceptualisé comment lui faire rater une vente. L'entreprise aura perdu une infime partie de son chiffre d'affaire, lui passera peut-être une mauvaise journée car bridé dans ses élans. Et le ver est dans le fruit…
Au final, en mars 2009, tout sera pourri, et certains en seront morts.
Quelques pistes à explorer, ou pas...
Marin Ledun affirme roman après roman son attrait pour la chronique sociale protéiforme. Que ce soit sous la forme du thriller, de l'enquête, de l'anticipation, ou ici du roman noir, elle reste toujours plus ou moins au cœur de ses intrigues.
Étonnamment, le monde du travail est un univers qui a été peu traité (à ma connaissance) par la littérature policière et, donc, pas de proposition à vous faire sur le même sujet.
On peut cependant se rapprocher de Pendant qu'ils Comptent les Morts, un entretien mené par Marin Ledun et Brigitte Font Le Bret avec un ancien salarié de France Telecom et un médecin psychiatre, paru en parallèle des Visages Écrasés chez La Tengo Éditions.
Les dix premières lignes...
Vincent Fournier lève sur moi un visage cadavérique. Trais tirés, poches noires sus les yeux et barbe de trois jours. Son sweet-shirt gris anthracite délavé, trop large d'une ou deux tailles, accentue sa maigreur épouvantable. Il se laisse aller contre le dossier de son fauteuil, croise les bras et se mure dans le silence.
J'extrais un stylo du porte-crayon, en prenant soin de ne pas faire de bruit, et j'attrape une feuille vierge que je glisse sur le sous-main en plastique.
J'écris : insomnies chroniques, traitement inefficace (…)
Quatrième de couverture...
« Fascinée, je contemple de nouveau le semi-automatique. L'idée me traverse l'esprit de le retourner contre moi mais, encore une fois, Vincent n'est pas le problème. Il le sait, je le sais. Le problème, ce sont ces fichues règles de travail qui changent toutes les semaines. La tension permanente suscitée par l'affichage des résultats de chaque salarié, les coups d'œil en biais, les suspicions, le doute permanent. La valse silencieuse des responsables d'équipes, toujours plus jeunes et plus inflexibles. L'infantilisation, les sucettes comme récompense, les avertissements comme punition, les objectifs inatteignables. Les larmes qui coulent pendant des heures, une fois seul, mêlées à une colère froide qui rend insensible à tout le reste. Les injonctions paradoxales, la folie des chiffres, les caméras de surveillances, la double écoute, le flicage, la confiance perdue. La peur et l'absence de mots pour la dire. Le problème, c'est l'organisation du travail et ses extensions. Personne ne le sait mieux que moi. Vincent Fournier, 13 mars 2009, mort par balle après injection de Sécobarbital, m'a tout raconté. C'est mon métier, je suis médecin du travail. Écouter, ausculter, vacciner, notifier, produire des statistiques. Mais aussi : soulager, rassurer. Et soigner. Avec le traitement adéquat. »
Sa trombine... et sa bio en lien...
Informations au survol de l'image...