Krakoen - Janvier 2012
Tags : Roman d'enquête Polar social Polar urbain Flic Quidam Paris Années 2010 Populaire Entre 250 et 400 pages
Publié le : 15 janvier 2012
Les Gueux, c'est comme une enclave. Une bande de terre coincée entre les voies du RER, le fond des jardins cossus de quelques pavillons de la banlieue ouest de Paris, et un bois qui sert de lieu de rendez-vous aux homosexuels. Là, hors du temps, hors du monde, se sont construites au fils des années quelques cabanes, faites de bric et de broc, rafistolées de toutes parts, mais entretenues. Là vit un petit groupe de SDF, soudé, à la vue indifférente des voyageurs qui empruntent les voix quotidiennement, coincés dans leurs wagons. Ceux-là sont libres, on leur fiche la paix, ils entretiennent le terrain (jusqu'à le jardiner et y trouver de quoi manger), ils sont une présence tolérée puisqu'ils éloignent les rôdeurs. Tout va bien. On les supporte, et ils se supportent en eux…
Il y a là Môme, une ancienne, qui était là à la création des Gueux, il y a une vingtaine d'année. Un gentille, Môme, mais qui perd la boule et la mémoire des choses depuis un accident qui remonte à loin. Il y a là Betty Boop, la méchante, une commère, dont on se demande bien ce qu'elle fait dans ce groupe vu qu'elle ne participe à rien. Tout le contraire de Bocuse qui fait office de cuistot, entretient le jardin et le reste avec de réels talents de bricoleur. Vient ensuite Krishna qui vit dans un ailleurs compliqué, un baroudeur immobile un peu à l'ouest, et enfin Capo, le chef de la bande, le seul qui picole même si c'est interdit.
Les Gueux n'acceptent pas d'intrus, sauf lorsque l'un des leurs vient à partir, mais Luigi n'est pas un intrus. Il est un des fondateurs, avec Môme, du campement, et il est sorti de prison il y a quelques mois, alors forcément, on lui a fait une place. Jusqu'au jour où…
Un pont traverse les voies non loin de là, à portée de vue. Un pont qui a mené Luigi derrière les barreaux après qu'il y a dix-sept ans il ait balancé une femme sur les rails et qu'elle ait finit sous un train. Et voilà qu'aujourd'hui ça recommence… Un premier suicide (comme il s'en produit régulièrement sur les réseaux ferrés), depuis le même endroit, et puis encore deux mortes, toujours du même pont.
Et les flics qui se mettent à rôder, à faire des rapprochements, à se souvenir. Alors Luigi prend les devants, et décide de fuir…
Avec le Crépuscule des Gueux, Hervé Sard nous offre avant tout une incroyable brochette de personnages tous particulièrement attachants. En plus du groupe de SDF vivant au Gueux, viendront bientôt se greffer un flic tatillon, le capitaine Blond (prononcer "blonde") et sa stagiaire Christelle, jeune fille insouciante, cherchant l'excitation au quai des Orfèvres en attendant de trouver sa voie ; sans oublier son co-sous-locataire, Timothée, encore plus à l'ouest que Krishna, tendance gothique, et ne s'exprimant que par citations philosophiques, mais qui va bientôt se retrouver propulsé auxiliaire de police en infiltrant le campement.
Hervé Sard donne la parole à chacun, dans une construction de l'intrigue qui alterne les points de vue, et l'on découvre la vie de ces "gueux". Loin de tout misérabilisme, sans aucun pathos, chacun va revendiquer son statut d'homme et de femme libres, détachés des contingences matérielles qui encombrent la vie des autres, ceux qui passent chaque jour sous leurs nez. Vous, moi. Par petites touches, chacun à sa manière nous montre un monde qui marche sur la tête et que la liberté n'est pas forcément où l'on voudrait qu'elle soit.
Il me semble qu'Hervé Sard a en lui cette sorte de spécificité française dans son écriture, non pas celle qui a fait le néo-polar, mais plutôt celle qu'on qualifie au cinéma de comédie dramatique. Il me fait penser à Fred Vargas avec sa fausse légèreté. Car si ces personnages sont séduisants, gouailleurs, dans ce décalage subtil qui fait la saveur des fictions, ils savent aussi révéler leur profondeur, les failles qui les habitent, et nous les renvoyer à la figure.
Un léger défaut à mon sens dans le dénouement (ou le pré-dénouement) de l'intrigue qui prend des allures parfois emberlificotées lorsqu'il s'agit de se sortir de cet imbroglio à trois cadavres et d'en finir avec la partie "policière" du récit. Le petit maillon faible d'une chaîne qui s'avère au contraire très efficace dans son versant plus "social". Et puis, je me répète, mais ne passez pas à côté de ces quelques personnages qui vous accompagneront le temps d'une lecture, ni de leur gouaille, ni de leur faconde, ni, surtout, de leur humanité.
Quelques pistes à explorer, ou pas...
Si mes souvenirs sont bons, Thierry Jonquet met en scène dans Mon Vieux quelques "clochards" qui peuplaient alors les bancs de Belleville.
Les dix premières lignes...
La femme observait le vieil homme qui approchait. Il n'était pas pressé. Luigi n'était jamais pressé. Môme lui avait adressé de grands signes, de loin, quand il était enfin apparu en haut du talus. Elle avait brassé l'air de ses petits bras, en poussant quelques « hé ho » qui s'étaient perdus dans le vacarme d'un train. Une heure qu'elle le guettait. Luigi marchait tête basse, selon son habitude, égaré dans ses pensées, indifférent au monde et aux gens. Alors les gesticulations de Môme… Il finit par arriver, leva les yeux vers elle, esquissa un vague sourire aussitôt envolé. À voir comme elle était trempée, Môme devait être là pour quelque chose de grave :
— Faut que tu plies, Luigi… Ça sent pas bon (…)
Quatrième de couverture...
Les Gueux, c'était l'Enfer. Et c'était aussi le Paradis. Allez expliquer ça… Des années que ça durait. Les Gueux, c'était un no man's land avec du monde dedans. Ceux qui vivaient là, ils se cramponnaient, vous comprenez, comme des naufragés que un radeau qui prend l'eau qu'on colmatait au système D.
On s'arrangeait, fallait bien. Et puis ça a recommencé. Et puis ça s'est arrêté. C'est quand on a compris, quand tout était fini, que tout a commencé. Les trois mortes, c'est sûr, elles n'étaient pas inventées. Alors enfer ou paradis, j'ai plus douté.
Sa trombine... et sa bio en lien...
Informations au survol de l'image...