Editions du Scorpion - Novembre 1946
Tags : Roman noir Polar social Discrimination Vengeance Quidam Etats Unis Années 1940 Littéraire Populaire Moins de 250 pages
Publié le : 13 janvier 2010
Une chose est sûre, Lee Anderson est un homme en fuite, mais on ne sait pas explicitement ce qui l'a poussé à débarquer un jour dans la ville de Buckton. On sait qu'il y a eu « l'histoire du gosse », sans aucun doute dramatique, mais sans plus de détails.
À Buckton, il vient sur recommandation prendre la gérance d'une librairie. Lee y rencontre la jeunesse locale qu'il finit par séduire, garçons comme filles. Parfois même de très jeunes filles, comme Jicky, la quinzaine peu farouche. Cependant, au contact de ces adolescents insouciants, Lee n'est pas loin de s'ennuyer.
J'avais toutes les filles les unes après les autres, mais c'était trop simple, un peu écœurant. Elles faisaient ça presque aussi facilement qu'on se lave les dents, par hygiène. Ils se conduisaient comme une bande de singes, débraillés, gourmands, bruyants et vicieux.
C'est alors qu'entre en scène Dexter, figure locale un temps éloigné de la ville et dont Lee a un peu pris la place dans le cœur des jeunes. Bien que les deux hommes se méfient l'un de l'autre et du pouvoir qu'ils peuvent avoir chacun sur leurs congénères, leurs rapports révèlent une sorte de complémentarité. Dexter est aussi argenté que Lee est fauché ; il est malade des poumons quand Lee est en pleine forme ; mais surtout, Dexter a ses entrées à "l'extérieur" de la ville, là où le pouvoir est plus grand.
Lors d'une soirée donnée par son "rival", Lee fait la connaissance des sœurs Asquith — Lou, quinze ans, et Jean, dix-sept ans —, deux irrésistibles beautés de la bourgeoisie locale qu'il entreprend de séduire…
Si dès les premières lignes du roman on sait que Lee Anderson fuit un passé dramatique et le cadavre d'un enfant, on oublie assez rapidement ce fait pour tomber avec lui dans l'insouciance de la jeunesse dorée américaine de la fin des années quarante. Ceux-là sont délurés, cherchent souvent l'oubli dans l'alcool, le batifolage, et les filles d'à peine quinze ans font figure de Lolita. Lee, qui n'est guère plus âgé qu'eux (il a vingt-six ans) se coule dans ce moule dès son arrivée à Buckton et la première partie du roman est particulièrement légère, voire polissonne, érotique par moment, et un brin provocatrice pour l'époque.
Bientôt, on apprend incidemment que Lee est de sang noir, même s'il passe sans problème aux yeux des autres pour un Blanc. C'est une part de son secret, révélé par un appel de son frère Tom qui lui apprend qu'en tant qu'instituteur, il vient de se faire rouer de coups pour avoir ouvertement protesté contre les tentatives visant à empêcher le vote des noirs pour les élections sénatoriales. Un "incident" qui coïncide avec l'apparition de Dexter et des sœurs Asquith et apparaît comme une sorte de premier déclencheur. Une goutte d'eau…
Lee entre dans la vie des sœurs Asquith, issues d'une famille propriétaire d'une grande plantation qui a construit sa fortune sur l'exploitation des Noirs, séduit l'une pour rendre l'autre jalouse, se fait incontournable. Mais Dexter veille sur son cheptel, se méfie de Lee.
Lui qui a perdu l'insouciance de ses cadets cherche des plaisirs plus violents, et s'il dédaigne les Noirs en général, c'est dans un bouge immonde des bas-fonds de la ville qu'il vient chercher l'extase, auprès de jeunes, très jeunes, filles noires… En entraînant Lee à partager ses prouesses, il scelle définitivement le sort des sœurs Asquith.
Oubliée l'insouciance des débuts. Plus on avance dans le récit, plus le projet de Lee apparaît clairement. Ce projet et ce qui l'a fondé ; « l'histoire du gosse ». Son entreprise de séduction cache une terrible vengeance qui tend à faire payer le prix fort à ceux qui ont causé — ceux-là ou leurs plus beaux représentants — la mort d'un enfant.
Il n'est pas évident que Lee, lorsqu'il arrive à Buckton, ait déjà fomenté son sinistre projet. Il semble que ce soit plutôt les comportements des uns et des autres qui le sorte de l'oubli dans lequel il tentait de se couler. Homme à la frontière de deux "couleurs", goûtant l'insouciance des Blancs, il ne peut éternellement nier savoir pertinemment sur quoi elle repose et le prix payé par ses frères Noirs.
En deux cents pages, Boris Vian, qui signe ici pour la première fois sous le pseudonyme de Vernon Sullivan et se présente seulement comme son traducteur, nous donne un roman noir extrêmement sombre qui glisse inexorablement vers un final dramatique, âpre et violent où la bonne société américaine, puritaine et bien-pensante, en prend pour son grade et se retrouve touchée sur ses points les plus sensibles. Les recoins les plus sombres et les plus pervers de ses fondements sont mis en lumière à travers cette brochette de bourgeoisie que constitue Dexter, ses amis, et les sœurs Asquith. Boris Vian ne se contente pas de dénoncer les problèmes de racisme aux Etats-Unis, il construit une intrigue qui va submerger ceux qu'il dénonce, les acculant jusque dans leurs derniers retranchements, les provoquant jusqu'à l'outrance, jusqu'à l'outrage, rendant coup pour coup dans l'amoralisme.
Rien d'étonnant à ce que le roman ait fait scandale à sa parution. Sa violence, si elle n'est pas physique, est cependant extrême, palpable, et si le récit avait débuté dans la légèreté, il se termine dans le sang et la mort. Boris Vian y fait preuve d'une absolue maîtrise dans la construction de son intrigue et, si c'était encore à prouver, de l'efficacité de son écriture. On dit que le roman fut écrit en une quinzaine de jours, l'été 1946.
J'Irai Cracher sur vos Tombes est le premier livre publié par Boris Vian (qui s'en reconnaîtra officiellement l'auteur le 24 novembre 1948, devant un juge d'instruction) et sera un temps interdit à la vente après que son auteur ait été condamné pour outrage aux bonnes mœurs en 1950.
Quelques pistes à explorer, ou pas...
Sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, Boris Vian a signé quatre romans qui sont tous à lire et dont deux évoque la situation du racisme aux Etats-Unis. Tout comme J'Irai Cracher sur vos Tombes, Les Morts ont tous la même Peau fait partie de ceux-là.
En 1959, Michel Gast adapte le roman pour le cinéma, confiant à Christian Marquand le rôle principal. Après y avoir un temps participé, Boris Vian reniera cette adaptation, allant même jusqu'au procès, et décèdera aux premières images d'une projection privée du film, le 23 juin 1959. On comprend, en visionnant le film qui gomme les principaux aspects du roman, à quel point Boris Vian fut atteint par cette trahison.
Les dix premières lignes...
Personne ne me connaissait à Buckton. Clem avait choisi la ville à cause de cela ; et d'ailleurs, même si je m'étais dégonflé, il ne me restait pas assez d'essence pour continuer plus haut vers le Nord. À peine cinq litres. Avec mon dollar, la lettre de Clem, c'est tout ce que je possédais. Ma valise, n'en parlons pas. Pour ce qu'elle contenait. J'oublie : j'avais dans le coffre de la voiture le petit revolver du gosse, un malheureux 6,35 bon marché ; il était encore dans sa poche quand le shérif était venu nous dire d'emporter le corps chez nous pour le faire enterrer (…)
Quatrième de couverture...
Lee Anderson, vingt-six ans, a quitté sa ville natale pour échouer à Buckton où il devient gérant de librairie. Il sympathise dans un bar avec quelques jeunes du coin. Grand, bien bâti, payant volontiers à boire, Lee, qui sait aussi chanter le blues en s'accompagnant à la guitare, réussit à séduire la plupart des adolescentes.
Un jour il rencontre Dexter, le rejeton d'une riche famille qui l'invite à une soirée et lui présente les sœurs Asquith, Jean et Lou (dix-sept et quinze ans), deux jeunes bourgeoises avec « une ligne à réveiller un membre du Congrès ». Lee décide de les faire boire pour mieux les séduire… et poursuivre son sinistre dessein.
Sa trombine... et sa bio en lien...
Informations au survol de l'image...