J'Étais Dora Suarez

Un avis personnel...

Publié le : 1er octobre 2006

Il est des livres qui sont comme des maladies. Une fois que vous les avez touchés, vous êtes condamnés à vivre un long moment avec. Encore faut-il être un terrain favorable pour que la contamination vous gagne. D'ailleurs, un roman qui pose en exergue une phrase telle que “La tragédie de l'assistance, c'est qu'elle n'arrive jamais” dit d'emblée que la douleur est au rendez-vous et qu'il n'y aura pas de fin heureuse. Cette phrase claque comme une épitaphe.

Le cauchemar vous happe dès les premières lignes. Si le livre était un tombeau, vous seriez assurés de ne plus revoir la lumière. De quoi est-il question ? De sordides faits divers. Comme d'habitude. Rien de nouveau sous l'astre ténébreux du polar. Un patron de bordel à la tête explosée comme un oeuf à la coque renversé, une dame âgée écrabouillée dans son horloge murale, une jeune femme massacrée à la hache. Le tout dans un périmètre d'un kilomètre et demi et perpétré quasiment dans la même heure. Londres reste et demeure un haut lieu de la civilisation. Voilà donc du carnage en tube pour assaisonner le quotidien des amateurs de frissons. Sauf que l'auteur comme le personnage narrateur de J'Étais Dora Suarez sont revenus de tout. Et désormais, ils sont dans l'empathie. Dans l'empathie active, en ce qui concerne le protagoniste, sergent de police, enquêteur de l'A 14, Service des Décès non élucidés. Ce qui fait que ce polar ne prend pas la voie banalisée des productions classiques. Il dépasse l'histoire. Il ne se contente pas des faits. Il met de la souffrance là où ça fait mal. Son antienne est d'affirmer qu'il faut avoir été confronté à un drame personnel pour comprendre les drames autour de soi.
Bien sûr, Tom, n'est pas le premier flic ou détective de papier a avoir eu du malheur dans sa vie. On pense à Bird de Tout ce qui Meurt de John Connoly. On pense à Joubert de Jusqu'au Dernier de Deon Meyer. A Robicheaux de James Lee Burke et quelques autres, dont la perte d'êtres chers a transformé leur vision du monde. Mais aucun, comme Tom, n'a eu cette révélation d'être au moins le vengeur des victimes, à défaut de pouvoir leur venir en aide. Le secours arrive toujours trop tard. Dans son métier de flic, ce n'est pas seulement son honneur qui est en jeu, c'est celui du pays entier. S'est perdu le culte des morts, du temps où les morts étaient aussi ardemment aimés que les vivants, mais lui, à son niveau, avec ses faibles moyens, il veut redonner aux victimes la paix et l'estime auxquelles elles ont droit.

Si vous voulez que nous vivions, nous vivrons tous – sinon, nous mourrons. Mais faites justice pour nous, qui en avons été privé

a écrit Dora Suarez, comme si elle s'adressait à celui qui, plus tard, chercherait à obtenir réparation en son nom.
La vie en société est mal faite, puisque les innocents sont des proies, mais au moins qu'il y ait une part de justice, que ceux qui traquent les assassins soient des anges exterminateurs. Ce n'est qu'ainsi que Tom voit son métier. Comme un sacerdoce qui se moque des bonnes manières. Il tient à être sale, car la rue est sale. Il refuse de travailler en équipe, craignant le carriérisme, le zèle mal placé, les compromissions, l'hypocrisie de certains, prêts à glisser la merde sous le tapis, uniquement concentrés sur les objectifs de la hiérarchie. Tom a été suspendu après les abominations d'une précédente enquête qui lui ont fait perdre un enfant et qui ont rendu folle son épouse. S'il accepte de revenir à l'A 14, ce n'est pas sans conditions. Il veut agir à sa guise. La Voix, c'est à dire le patron invisible et sans nom de l'unité, accepte. Quant aux autres chefaillons, il ne se gêne pas pour les envoyer paître. Il a l'art de claquer le bec aux supérieurs. “Les médiocres savent toujours quand il faut s'écraser.” Il peut tout se permettre, n'ayant plus rien à perdre, se considérant comme mort, comme enseveli.

Savez-vous que je pleure dans mon sommeil ? Croyez-vous qu'un homme ne puisse pas pleurer dans son sommeil ?

S'il pleure la nuit en pensant aux victimes, il se démène le jour pour retrouver les coupables. Et venger, dans la légalité, ou au-delà de la légalité, est l'unique moyen de ramener les personnes assassinées parmi nous, comme si la mort ne s'était jamais produite. En l’occurrence, il s'agira de faire remonter des enfers la jeune Dora Suarez, trucidée à la hache par un psychopathe. Le baiser que donne Tom à la dépouille sur le lieu du crime scelle son serment. Phrase après phrase, le journal intime de Dora le lui rappellera en permanence. Croire que Tom tombe amoureux de la morte est un non-sens. Tom n'est pas le policier de Laura – film d'Otto Preminger –, en extase devant le portrait peint de la victime. Il voit en Dora toutes les victimes, et puisqu'elle est femme, il la considère comme sa sœur, sa fille, son épouse, sinon il n'y a pas lieu d'être flic. S'il reste un officier subalterne, refusant toute promotion, c'est délibérément pour ce choix, faire ce qu'il a à faire, sans qu'on puisse exercer sur lui une quelconque pression. Cette force qu'il trouve en lui, décuplée grâce à la voix fantomatique de Dora, s'avère cruciale pour affronter plus que le tueur, qui n'est qu'un symbole d'une société gangrenée, car ce qu'il trouve en face de lui, c'est la mort en action. On est au début des années 90. Rappelez-vous. Le sida, le sarcome de Kaposi, l'horreur. Malgré ça, les malhonnêtes continuent à vouloir faire du profit. Les malades fortunés monnayent leurs plaisirs, et tant pis pour les dégâts collatéraux.

Si chaque mot du carnet de Dora vrille l'âme de Tom, il en est de même de chaque phrase de Robin Cook, dont la plume trempe dans l'encre du désespoir. Affaire crapuleuse, détails répugnants, vision de l'enfer dans un cadre respectable, ni l'auteur ni le lecteur ne s'y complaisent. C'est simplement un constat, à l'honneur du roman policier, seul capable d'emmener le fait divers sur un terrain philosophique. Ce que ne font ni les médias, ni le cinéma. La voix de Robin Cook est assez forte pour retourner les clichés et nous montrer l'envers du monde visible.

J'Étais Dora Suarez est sous-titré : un roman en deuil.

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Cinq romans de Robin Cook mettent en scène l'A 14, le Service des Décès non élucidés de "l'Usine" de Londres, dont Comment Vivent les Morts, Cauchemar dans la Rue et Les Mois d'Avril sont Meurtriers, ce dernier adapté au cinéma par Laurent Heynemann. Tous écrits en Aveyron. Ils lui ont permis de connaître le succès, mais J'Étais Dora Suarez demeure son chef-d'oeuvre.
Attention, il a un homonyme américain qui sévit dans le thriller médical.